LES HEURES SOMBRES
Je regarde vers Globulon et me sens très seul...
Comme je l’ai écrit dans le premier chapitre de « Notre Histoire », peu de temps après notre installation chez Yves et Armelle dans un aquarium certes assez petit mais avec une eau toujours fraîche car ils ont une source dans leur jardin, Globulon, puisqu’à l’époque on l’avait pris pour un mâle, fut victime de curieuses faiblesses. Cela l’affectait dès le matin, notre repas à peine avalé, maigre repas il faut l’avouer, mais à l’animalerie on avait dit à nos hôtes qu’ils devaient avoir la main légère, que les poissons étaient voraces et qu’il ne fallait pas céder à leur gourmandise, alors, croyant bien faire, Armelle ne nous donnait que des portions congrues, si bien que le pauvre Globulon fut bientôt dans un état de faiblesse tel qu’il dût s’appuyer contre la paroi en verre du bocal des heures durant pour ne pas tourner de l’œil et qu’il en vint à être en permanence sur le dos parce qu’il ne parvenait plus à conserver son équilibre. Alors là, je l’avoue, j’ai cédé à la panique… Je le croyais mort. Il ne bougeait quasiment plus et avait toutes les apparences d’un poisson mort. Je l’observais terrifié et il m’arrivait de lui couvrir le dos de petits bisous pour voir s’il vivait encore. Plein de courage, il se remettait à nager quelques brasses avant de culbuter à nouveau sur le dos. Néanmoins, astucieux et battant, il conservait le peu de force qu'il lui restait pour l’heure des repas afin de tenter de gober des paillettes et maintenir un semblant d’énergie. C’était un combat de tous les instants, une façon de survivre coûte que coûte.
Mais alors, me demanderez-vous, comment se fait-il qu’Armelle et Yves n’aient pas réagi devant une situation aussi dramatique ? Simplement parce que, d’une part, ils ne connaissaient rien aux poissons comme la majorité des humains, d’autre part, parce qu’ils avaient été mal conseillés. Si votre poisson est sur le dos, c’est parce qu’il est atteint d’une anomalie de la vessie natatoire. Mais il peut vivre ainsi assez longtemps, - leur avait-on affirmé à l’animalerie. Voilà comment la vessie natatoire et l’anomalie supposée ont condamné Globulon à mourir de faim des semaines entières, sous le regard plein de larmes de la pauvre Armelle qui pensait qu’on lui avait refilé un poisson handicapé… à vie !
Vous ne pouvez imaginer la tristesse qui régnait dans notre bocal posé sur une table près d’une fenêtre, d’où j’apercevais, avec nostalgie, de beaux poissons volants ( oiseaux ) s’ébattant dans le ciel. Globulon, admirable de dignité et de courage, luttait en silence et moi je sombrais dans le spleen le plus noir en réalisant que je ne pouvais rien tenter pour le secourir. Et puis un jour le miracle a eu lieu. Il a fallu pour cela que Globulon soit dans l’antichambre de la mort pour qu’Armelle ait enfin une illumination. Le voyant presque inerte glissant lentement au fond du bocal, elle a pris – je me souviens – un peu de nourriture dans sa main, l’a placé sous Globulon qui, dans un dernier sursaut, a pu s’en emparer et l’avaler. Et elle a recommencé l’opération à plusieurs reprises, ayant enfin compris d’où le mal venait. Adieu vessie natatoire et handicap supposé et bonjour à une existence nouvelle où Globulon a peu à peu retrouvé ses couleurs, ses forces et sa vitalité et un appétit d’enfer, ça je vous l’affirme. Nous avions frôlé la catastrophe mais nous ressortions de cette épreuve soudés à jamais. Je crois d’ailleurs que ce sont ces moments difficiles qui ont sensibilisé Armelle et Yves à nos silencieuses existences.
NAUTILIUS